Un jour horrible, pluvieux, froid. Un jour à rester chez sois.
Mais malheureusement je dois travailler. Travailler pour pouvoir payer des études qui ne me passionnent aucunement. Tout ce que j’ai pu dénicher ne me rend pas fière. Je ne l’ajoute même pas sur mon CV. Je me lève maladroitement, sentant dans mes muscles la nuit blanche que je viens de passer. Une nuit à regarder le plafond, scruter les moindres défauts et réfléchir. Mais tout ce que ça m’a apporté ne sont que des courbatures, un mal de crâne et une envie irrésistible de repeindre le plafond de mon appartement.
Je me traîne jusqu’à ma minuscule salle de bain, grimpe dans la douche et fais couler l’eau brûlante sur mon dos. En quelques secondes, la buée envahit la pièce et je ne vois rien qui soit à moins de d’un mètre. Après de longues minutes à me convaincre que j’ai besoin de cet argent, je sors et cours me rallonger dans mon lit, une serviette autour de la taille. Je reste là, sur le ventre, maudissant ce foutu job qui ne me rapporte que des ennuis mise à part l’argent.
Je me tourne sur le dos, attrape mon paquet de clope. J’en coince une entre les lèvres et d’un coup de doigt, juste en la frôlant, j’embrase le bout. Je continue à observer le plafond, encore et toujours.
Après avoir finit de fumer, je me lève et me dépêche de m’habiller. Un jean noir, un tee-shirt blanc, une veste à capuche grise et une chemise en jean. Je jette un coup d’œil dans le miroir pour voir si je n’ai pas quoi que ce soit qui cloche.

Mes yeux marrons-verts foncés me rappellent ma mère. Elle avait les mêmes, identiques. Ma mâchoire forte me fait penser à mon père. D’habitude, les enfants ressemblent toujours plus à l’un des parents, mais la Nature a fait que je suis un parfait croisement entre les miens. Un parfait équilibre. Mes cheveux bruns sont plus à ma mère, alors que mon nez viendrait plus de mon père. Je secoue la tête, me détache du reflet et fourre toutes mes affaires importantes dans un sac à dos noir.
Après dix minutes de marche, me voilà enfin sur mon lieu de travail. « Tasty Chicken » m’éclaire d’une lueur rouge et douce. A l’instant du calme éclat des néons, l’intérieur est un Enfer. L’odeur des huiles vous fouette au visage, vos pieds glissant sur le sol vous crie de faire demi-tour, les gamins qui hurlent vous donne envie de les jeter dans les bains d’huiles et pire que tout… « Alex ! Te voilà enfin ! Tu as plus de deux minutes de retard », un patron casse-pieds. Qui viendrait vous emmerder pour deux minutes ? Deux, petites, minutes. Je soupire discrètement, affiche un sourire exemplaire et présente mes plus plates excuses.
Je traverse le fast-food et envie tous ceux qui sont à la caisse ou en cuisine (si l’on peut nommer cette saleté pareille). Car non, ce n’est pas moi qui envoie les frites surgelés bouillirent, ce n’est pas moi non plus qui attend que des imbéciles passent leur commande, je fais quelque chose de bien pire. Mascotte pour les gouters d’anniversaire. Et c’est pour dire tous les gamins qui viennent fêter leur foutu anniversaire ici.
Une fois dans les vestiaires je vais devant mon casier. J’ouvre le maigre cadenas et le costume me donne envie de crier, frapper contre tout ce qui pourrait être à ma portée et, je dois l’avouer, de pleurer. Les plumes jaunes canari ne sont même plus douces, elles sont rêches et ont une odeur écœurante. J’enfile ce costume de poulet à contre cœur et dépose sur ma tête une coiffe de coque. En sortant des vestiaires, je croise mon reflet dans un miroir sale. J’ai l’air purement ridicule.
Trois longues et ennuyeuses heures plus tard je me retrouve devant mon casier. Je sue et mon costume est dans un pire état. Les enfants d’aujourd’hui étaient carrément déjantés, s’accrochant à moi comme à une bouée durant un naufrage. Un vrai carnage. J’y ai laissé surement la moitié de mes plumes.
En rangeant machinalement ma seconde peau, j’aperçois une photo accroché derrière le cintre, contre la proi du casier. Vieillie, poussiéreuse et aussi graisseuse que des frites. Je la caresse doucement, une foule de souvenirs m’explose au visage.
Mes seize ans. La meilleure année de ma vie jusqu’à présent. J’étais heureux comme on ne peut l’être plus. Mes parents s’aimaient plus que jamais. Ils renvoyaient une telle onde de bonheur que toutes les personnes qui les croisaient ressentaient cette vague chaleureuse et bienveillante.
Tout allait si bien dans ma vie. J’avais des notes respectables, un avenir définie, des amis. Un adolescent épanoui. J’avais même une copine, Nina. Elle avait de longs cheveux sombres qui tombaient en d’infinies boucles sur ses frêles épaules. Je crois bien que je l’ai aimé. J’aimé ses grands yeux verts qui pétillaient à chaque fois qu’elle rigolait. J’adorais la façon dont elle utilisait l’ironie. J’adorais son nez fin qui remuait doucement quand elle était en colère. J’adorais l’attention qu’elle portait à tous ceux qu’elle aimait. J’adorais sa passion pour le piano qui se mêlait à celle que j’avais pour la guitare. J’adorais les petits dessins qu’elle s’appliquait à faire dans le coin de ses cahiers. J’adorais le tintement de ses bracelets... Malheureusement, ce qu’il doit arriver est arrivé. Comme la plupart des jeunes, on s’est séparés dès l’entrée à la fac. On ne s’est pas revu depuis. Je ne lui manque pas et elle ne me manque pas non plus.
Puis de toute manière, jamais ça n’aurait pu marcher. Un an après mon entrée à la fac de Londres, j’ai du déménager au Canada. Devoir changer de repères, se refaire des amis, reconstruire un cocon familial. J’ai imaginé le pire, mais finalement tout s’est bien passé.

Je repose doucement la photo là où je l’ai trouvée et m’habille. Rien que de sentir mes propres vêtements, et non plus ce costume que je rêverais de brûler, frôler contre ma peau me redonne le sourire.

Mes journées ressemblent à ça. Lever, travailler, dormir. Depuis que mes parents ont déménagés à Vancouver je dois vivre par mes propres moyens. J’ai du prendre une année sabbatique pour pouvoir économiser. Puis, je devrais mettre un an de salaire dans les mains d’une putain d’Université. J’embarque mon sac et file en dehors de ce taudis qu’on ose appeler « restaurant rapide ».