Beaucoup de gens ont l'habitude de se réveiller avec Thunder FM. Sur les coups de 7 ou 8h, la musique à la mode emplit leur chambre, leur gueulant, en gros, que c'est l'heure de se bouger le cul pour aller bosser ou pour aller en cours. Entre les chansons, des voix, celles de mecs qui font des blagues et des chroniques pour aider les gens à se lever de bonne humeur. Le 6/9, comme on l'appelle, c'est ça, au final : accompagner les gens pendant qu'ils prennent leur douche, qu'il boivent leur café et qu'il se tapent le trajet jusqu'au bureau tous les matins. Si possible en leur collant le sourire.

Duane n'avait pas de radio-réveil. C'aurait été l'équivalent de faire bouffer tous les matins un Big Mac en guise de petit dej à un mec qui bosserait chez McDo ; il avait un réveil à l'ancienne, sans chiffres rouges fluorescents, un truc basique qui produisait un bip bip insupportable à 4h30. 4h30, ouais.
Ca faisait maintenant trois ans que Duane faisait partie des pauvres types qui animaient le 6/9 de Thunder FM, mais même après tout ce temps, il avait toujours du mal à se lever. C'était de la torture, surtout quand il prenait son petit dej en une minute chrono, ce qui équivalait environ à douze ronflements émergents de la chambre de Desmond. Il les comptait pour ne pas être à la bourre, et ça ne loupait jamais.

Sauf ce matin là.

Il y avait un truc qui se répétait sans cesse dans les studios : quand tu fais la matinale, t'as tous les droits. Le droit d'être malade, le droit d'agoniser, le droit de tousser sur son micro et de cracher des glaires dans le café du stagiaire, le droit de dire des conneries plus grosses que toi et des blagues pas drôles mais bien grossières ; t'as tous les droits, sauf un. Faut jamais que tu sois en retard. Et Duane, jusqu'ici, n'avait effectivement jamais été en retard. Bien coco, t'es un bon élément. Mais faire la matinale, ça commençait à lui casser férocement les burnes. C'était crevant. Et puis un jour, ce qui devait arriver arriva : son réveil pourri rendit l'âme et même les ronflements de Desmond ne parvinrent pas à le réveiller.

Quand il ouvrit les yeux, la première chose qui l'étonna fut la lumière. Après tout, quand il partait, il faisait toujours encore nuit noire ; il avait jamais eu besoin de foutre des stores sur ses fenêtres, et on aurait vaguement put voir ça comme un avantage si on était un peu con sur les bords. Mais là du coup, c'était quand même pas habituel.

- BORDEL !

Le temps que Desmond ronfle quatre fois et que Duane enfile ses chaussettes (après s'être cassé la gueule en glissant sur une flaque d'eau laissée sur le sol par son frère -il allait prendre cher celui-là-), la porte de l'entrée claquait et l'animateur à la bourre sautait dans sa voiture. Le vague avantage que tu as aussi quand tu commences à bosser à 6h, c'est que tu n'as pas à te taper les embouteillages. Mais là forcément, pas de bol, période de pointe. Tous ces connards semblaient vouloir le ralentir encore davantage, c'était pas croyable.

Tapotant sur son volant, totalement stressé, Duane alluma machinalement l'autoradio pour capter Thunder FM. Il était 7h25. Et à l'antenne... rien.
Interloqué, l'homme manipula le bouton de fréquence pendant quelques secondes, puis il du se rendre à l'évidence : s'il n'y avait rien, c'était tout simplement parce qu'il n'était pas au même moment en train de faire le guignol derrière son micro avec son casque sur la tête. C'est lui qui était censé combler ce silence-là.

Quelle situation de merde.

Pestant contre le monde entier pendant environs deux minutes quarante, Duane ravala sa langue quand son regard tomba sur la file de voitures qui arrivait sur la gauche. Dans la BM classe A, la grise, juste là, c'était son boss qui s'agitait dans son costard.
Ca aurait sans doute pas put être pire, mais faut pas jouer les glands, c'est toujours dans ces moments-là que ça s'aggrave.

Il se disait qu'il avait vraiment du faire d'énormes conneries dans sa vie précédente pour hériter de toutes ces galères dans la présente. Après tout il avait jamais connu son père, sa mère avait eu Desmond quand il avait six ans (tout en leur assurant qu'ils avaient le même géniteur ; elle en voulait pour preuve les prénoms qu'elle leur avait choisis, commençant tous deux par la même lettre, la même que pour leur père ; ça n'avait rien d'une preuve mais leur mère était assez simple d'esprit pour prendre cela comme quelque chose de quasi-scientifique). Pourtant, depuis que Desmond avait l'âge requis pour faire chier le monde, il n'arrêtait pas de répéter à Duane qu'il était trop basané pour avoir le même code génétique que lui, et Duane lui répondait qu'il était simplement jaloux parce qu'il avait le teint d'Edward Cullen.
Il était devenu un expert dans l'art de se voiler la face.
Il avait raté ses études, n'avait jamais été capable de garder une nana plus de trois semaines consécutives, foiré sa carrière balbutiante de DJ quand il avait vingt-cinq ans, était accro aux Ricolas Cramberry, et il s'était pris un éclair dans la gueule qui lui avait conféré l'incroyable capacité de recevoir des appels et des SMS qui ne lui étaient pas destinés, sans parler de faire exploser les micro-ondes quand il s'en approchait d'un peu trop près. Et puis évidemment, le pire de tout, il travaillait au 6/9.

A la vue du boss de Thunder FM, Duane plongea la tête sous son volant, ce qui, vu de l'extérieur, lui conférait une position assez ridicule puisqu'on voyait toujours ses mains, un peu comme si La Chose et sa soeur avaient décidé d'aller taper une balade dans le centre-ville. Écarquillant les yeux tout en fixant ses pédales pendant quelques secondes, il se dit qu'il ne fallait jamais que Desmond soit au courant de ça. Il se foutait déjà bien assez de sa gueule comme ça, sans déconner, quoi !

Risquant un œil par la fenêtre, Duane observa Mister FM tripoter sa propre autoradio en affichant un bon gros air mécontent. Ben voyons. L'avantage quand on dirige une station de radio, c'est qu'on peut la surveiller de loin. Et là y avait rien à surveiller, c'était bien tout le problème. Duane savait qu'il allait se faire virer. Ca serait terrible, il allait certainement finir au Burger King comme l'autre abruti avec qui il partageait son appartement. Merde, il était presque un artiste, lui, il avait besoin de s'exprimer et tout. Okay le 6/9 c'était chiant, mais il était quand même l'animateur principal, bordel c'était pas rien.

Puis, comme un déclic, ça lui revint en mémoire. Ce qu'il pouvait être con. Bien sûr le coup des SMS et des micro-ondes ça lui arrivait sans qu'il le désire, mais au fil du temps il avait quand même plus ou moins réussi à maîtriser cette connerie de "pouvoir". Il avait fait tripler le champ de diffusion de Thunder FM, sans qu'ils aient eu besoin de rajouter la moindre antenne. C'était ce qui lui avait valut son poste d'animateur en chef, d'ailleurs. Avant ça il y bossait déjà, mais il était considéré comme un grouillot.

Rassemblant toute la concentration dont il était capable, Duane dirigea son attention sur la voiture de son boss, et plus précisément sur la radio dont il devinait la présence derrière le pare-brise. En quelques secondes à peine, les ondes et les fréquences devinrent presque palpables. Les diriger avec sa simple volonté devenait alors un jeu d'enfant.

*

Mister FM grommelait contre ce petit con de Hawking qui allait comprendre sa douleur quand il se repointerait au studio. Il était 7h et demie, l'audience aurait normalement du atteindre son pic maximal, mais on n'entendait rien, strictement RIEN. Mister FM cogna contre l'autoradio, mais il n'était pas dupe.

- Bande d'incapables !

C'est un grésillement qui lui répondit. Bzzz. Mister Fm haussa un sourcil, et sursauta quand la dernière chanson des Chemical Brothers lui explosa dans les oreilles, aussi inattendue que brutale.
Reniflement dédaigneux. Il avait du se tromper. Pour la peine, il allait s'en prendre à son garagiste.