Les murs blancs de la pièce étaient devenus gris dû à l'obscurité ambiante qui régnait dehors, transperçant avec peine les fenêtres. Les nuages étaient si lourds et si sombres qu'on eût cru à une autre tempête. La pluie glacée perlait sur les carreaux, juste a côté du lit. Aber était assis dessus, une tasse de café brûlant dans la main, le regard vide. On aurait dit qu'il contemplait les taches sur les murs, causées par l'humidité abondante. En vérité, il était plongé dans ses pensés. Des pensés ternies par le temps ou simplement parce que son cerveau l'a décidé ainsi. Le silence engourdissait ses oreilles, cependant le clapotis des gouttelettes l'apaisait. Il but une gorgée puis posa la tasse sur la table de chevet (qui n'était qu'une simple pile de livres tout aussi divers les uns que les autres) pour ainsi s'allonger entièrement sur le matelas. Désormais, il semblait regarder le plafond à la peinture craquelée, écaillée. Mais il ferma les yeux et posa une main sur son front. Il essayait de se remémorer les cinq moments clés de sa vie jusqu'à maintenant. Tâche difficile, mais certainement décisive pour son futur. Sa main droite, étendue sur la couette mise en désordre, comptait au fur et à mesure qu'il pensait.

Mon adoption. Voilà quelque chose de marquant. Je ne devais même pas savoir parler lorsque la famille Sparks m'a recueillie sous son toit, au beau milieu du Canada. Sparks, tu parles d'un nom! Les seules choses que je sais de ma véritable famille, c'est qu'ils m'ont donné leurs origines anglaises et le prénom le plus pourri de la planète. Ce que je sais aussi, c'est qu'ils ont eu la merveilleuse idée de désigner cette joyeuse bande de cinglés comme parrains si jamais ils venaient à disparaître, comme cela s'est passé. Les versions diffèrent à chaque fois que je demande de quelle façon mes parents sont décédés : accident de voiture, crash d'avion, noyade lors d'une tempête... toujours est-il que jamais je n'ai su laquelle était la vraie, ni l'emplacement de leur tombe non plus. Il paraît qu'on a jamais retrouvé une seule trace d'eux. Pourtant je devrais bien avoir de la famille, aussi lointaine soit-elle, qui pourrait me renseigner sur leur passé, non? Mais vu la bande d'imbéciles avec qui j'ai grandit, impossible de savoir quoi que ce soit d'autre. Il faut dire que le père de famille est un grand homme qui se prend toujours très au sérieux avec sa moustache en forme de balais à brosse et son ventre bedonnant qui lui donne l'impression d'être un gigantesque ballon de baudruche. Je n'ai jamais pu blairer ce type, tout comme il n'a jamais pu blairer la musique. C'est quelque chose qui m'a toujours étonné chez lui. Comment ne peut-on pas aimer LA musique?

Before I Forget par le groupe Slipknot. Qu'est-ce que j'étais fier de moi lorsque j'ai appris à jouer à la perfection ce morceau à la batterie! Je m'y étais entrainé jour et nuit, quitte à m'attirer les foudres des personnes qui tentaient tant bien que mal de dormir. De toutes façons, à 11 ans je me fichais déjà de ce que pensait ma famille adoptive de moi, tout ce qui m'importait c'était que je réussisse tout seul à parvenir à jouer cette partition. Mais jusque là, j'ai dû faire des recherches considérables sur le monde du rock, de la batterie, du metal et tout ce qui y touche. Chose difficile lorsqu'on a un tuteur anti-musique. Chose plus facile lorsqu'on découvre des vingtaines de cartons remplis de vinyles, cachés sous une couette au fin fond de la cave. La moitié était inécoutable dû au fait que l'humidité les avait bousillés, mais cela ne me décourageait pas pour autant. Je passait des journées entières à la discothèque à fouiner entre les rayons les disques les plus surprenants. Vu ce que je suis devenu aujourd'hui, pas très étonnant que je me soit directement rapproché de l'esprit « rock ». J'étais même devenu très ami avec la discothécaire, qui portait toujours un ruban rouge dans les cheveux et des bijoux étranges qui écartait les lobes de ses oreilles (oui, des plugs, mais ça je ne l'ai su que plus tard). Elle me conseillait souvent et me renseignait sur les nouvelles sorties d'albums qui seraient susceptibles de m'intéresser. C'est cette même personne qui incita mes parents adoptifs à me laisser jouer d'un instrument, qui fut, sans aucun doute, la batterie. Je ne sais pas vraiment quand est-ce que j'ai compris pour la première fois que ma vie entière était consacrée aux rythmes et aux battements, mais ça devait être très tôt, et sûrement inconsciemment. Suivre la cadence ou bien la modifier, taper avec acharnement pour en ressortir une mélodie, être en osmose avec le temps... je savais que c'était ça, ma voie.

Tout ce sang sur mes mains, ce n'était même pas le mien. Ce garçon d'à peine mon âge (sûrement 17 ans à l'époque) me suppliait du regard, il me suppliait de lui laisser la vie. Je n'arrivait pas à stopper mes gestes, abattant de toutes mes forces ma batte de base-ball sur son corps recroquevillé dans une marre d'hémoglobine. Mes amis, mes frères, me retenaient par les épaules, tentant tant bien que mal de me calmer. Je n'étais pas maître de mes émotions, je le jure! Pourtant, ceci arrivait trop souvent. Tous ces mecs, s'ils étaient défigurés ou même mourraient par ma faute, c'est qu'ils l'avaient cherché. S'ils voulaient attirer des ennuis à quelqu'un, c'était à la mauvaise porte qu'ils frappaient : toujours j'aurais été prêt à n'importe quoi pour me venger ou venger un de mes confrères. Pire encore, j'aurais été prêt à tuer pour une simple erreur de deux euros dans un échange de marchandises. Oui, à cette époque, j'étais très loin de la petite vie tranquille de l'enfant qui trouvait sa véritable identité dans la musique. Désormais, j'étais le caïd, LE Aber Sparks, le type que tout le monde craignait ou adorait. En fait, j'étais à la tête de ce clan, cet espèce de gang de rue qui prenait une ampleur de plus en plus considérable au fil du temps. Le cocon familial était quasiment devenu étranger pour moi, et la vie ne se déroulait seulement la nuit, dans le grabuge total d'une rave party des plus trash ou d'une bousculade qui part en vrille avec des membres d'une autre bande. Entouré de Antoine et Amanda, mes meilleurs amis, j'étais passé du statut du nerd national au mec qu'il fallait suivre.. à ses dépends. J'avais une petite centaine de gars à ma botte, tous ayant des rôles aussi divers que variés: négocier le prix des armes et des substances, régler des comptes à ma place, organiser des casses ou encore n'importe quoi d'autre. Je me sentais aimé, je me sentais utile, je me sentais si important. Mais je ne me rendais pas encore compte de la violence animalière qui grandissait en moi, ni de l'horreur des actes des membres. Puis il y eut cet homme. Cet événement-là est très flou, pourtant il marqua un tournant décisif dans ma vie. Des sales types, j'en avait déjà amoché plus d'un dans ma vie. Mais celui-ci, pour une fois, ne m'avait rien fait de mal. Et dans ses yeux inertes, lorsque j'avais repris mes esprit, je pouvais revoir toute l'atrocité de mes gestes. Ce moi que je revoyais n'avait plus rien d'humain. J'étais devenu le stéréotype du bad boy trop tatoué, mégaviolent et drogué. J'étais devenu un monstre, maître d'une jungle sans lois ni pitié.

Il pleuvait à torrent la première fois que j'ai ressenti cette sensation curieuse et tout à fait étrangère d'être libre. Mon visage souriant était trempé, peut-être par des larmes de joies que je n'ai même pas pu sentir sur le moment. Je venais d'être viré de chez moi, de fuir mes responsabilités de meneur de gang, et d'être admis à une fac renommée de musique (grâce à un coup de piston de mon père adoptif, afin de se débarrasser de moi au plus vite évidemment). Affalé sur le banc de l'abribus, je ne pensait plus qu'à mon futur, tout le contraire de ce que j'avais éprouvé jusqu'à l'instant. Les conséquences et l'anticipation, j'allais a présent découvrir ce que c'est, accompagné de la tranquilité la plus totale. Je m'attendais à voir ce bus arriver, qui m'emmènerait ensuite loin de cette banlieue affreuse, et dont le terminus serait une nouvelle vie, une vie sans épreuves de survie ni sang. Cette nouvelle vie, c'était des cours de batterie et des études approfondies de musique, c'est-à-dire tout ce qu'il me fallait. Une fois-là bas, on me foutrais la paix la plus totale.. C'est ce que je ne cessait de répéter, mes trois sacs remplis à craquer sur les épaules, en montant dans ce bus tout simple qui annonçait un avenir radieux. Qui aurait cru que je serais si heureux de fuir comme un lâche et d'abandonner tout les frères à leurs massacres et leurs magouilles dégoutantes? Ces soirées, cette drogue, cette violence.. un rêve pour certains, une routine lassante pour moi. C'était devenu trop. Peu importe, j'étais complètement ailleurs et je ne pensait qu'à mon propre bonheur, pour une fois depuis des années. Et pendant tout ce temps où je serais caché de tout cela, j'aurais tout ce qu'il me faut pour apprendre à réfléchir et à me remettre en question. Étais-je vraiment heureux? Était-ce vraiment l'idée que je me faisait d'une jeunesse réussie? Fallait-il vraiment que j'aie du sang plein les mains pour me sentir puissant, ou même aimé? Ce bus allait m'emmener pour trois ans dans un monde de rêve, sans même que j'aie mon diplôme du bac (j'étais bien trop con pour me soucier de mes études). Ainsi j'eus le temps de me reposer, de prendre plaisir à d'autres loisirs, et de réfléchir calmement à toute cette adolescence que j'avais, avec du recul, complètement gâché.

Les bars commençaient à fermer mais les rues étaient désertes. Toute la journée, on avait annoncé une tempête incroyablement forte et dévastatrice vers Thunder Bay. Je venais tout juste d'y aménager, pourtant je n'avais toujours pas trouvé de taff (c'est toujours le cas aujourd'hui). Et c'est d'ailleurs pour cette raison que j'avais décidé de fêter la journée coincé dans un troquet où je pourrais boire autant que je pouvais (chacun ses rituels, hein.). Je ne m'étais pas tout à fait remis de mon je-ne-sais-pas-combientièmme whisky que le gérant venait m'expulser des toilettes, ma planque au cas où il déciderait de fermer. Sans trop me débattre je me suis retrouvé dehors, fragile et perdu comme un enfant dans un endroit qu'il ne connait pas. Mais bien vite, je repris mes esprit lorsque j'eus le pressentiment soudain que me vie était en péril. Je me souviendrait toujours de ce sprint que j'ai lancé, d'un coup, sans trop comprendre pourquoi, comme pour tenter de fuir le vent. Le sang bouillonnait dans ma tête. Je ne sentais plus mes jambes, dû à mon état physique et à force de courir. Mes paupières étaient pressées comme si elles ne voulaient pas laisser ma pupille en contact avec l'air. Je ne sentais plus rien, a part l'effusion d'hémoglobine dans mon corps ainsi que mon cœur qui s'accélérait.. de plus en plus vite.. puis le choc du béton contre la joue.. mes mains qui essayaient en vain de me relever.. mais mon cœur, qui battait plus vite que jamais m'arrachait la poitrine.. Puis blackout.

Aber rouvrit les yeux. Des cernes violettes les soulignait comme pour montrer la tristesse de toute une vie renfermée dedans. Aucune expression n'émanait de lui cependant, comme s'il avait oublié depuis des années comment sourire. Les craquelures du plafond n'avaient pas bougé, ni les gouttelettes sur la vitre. Il les contemplait couler encore plus doucement que d'habitude, plus lentement. Il s'intéressa de suite à des doigts qui pianotaient dans le vide comme dans un ralenti. Tout était devenu intensément plus silencieux qu'il y a quelque minutes, même s'il aurait été impossible que ce soit pire. Puis, soudainement, tout repris son cours normal. Le jeune homme aimait ralentir la circulation dans son corps pour la concentrer au niveau de sa perception visuelle, et tout ressentir en slow-motion. Il fallait qu'il apprenne à mieux se servir de son pouvoir et même peut-être le rendre utile, si ça pouvait l'aider à trouver un emploi. L'horrible son qui émana du téléphone l'extirpa cependant de ses pensées. Trouvant des difficultés à se remettre de son exercice étrange, il se traina jusqu'au combiné pour décrocher. C'était Antoine.

« Allo... Allo, Aber? Putain t'étais où? On a besoin de toi merde, il faut que tu reviennes, et vite! »

Non. Il n'allait pas y retourner. Pas maintenant qu'il avait presque tout enfoui au fond de lui. Il raccrocha, plein de remords. Et si finalement il y revenait, de temps à autres, ça l'empêcherait de mener sa vie d'adulte? Choisir deux rôles différents dans deux milieux opposés, pourquoi pas après tout? Pourtant il n'avait plus trop le choix. Car au fond, il ne pouvait pas effacer toutes les horreurs qu'il a commises et qu'il ne pourrait jamais réparer. Et abandonner ses amis en détresse une fois de plus, ce serait la pire des erreurs commise par un véritable être humain.