Vendredi 13 janvier 1989 :
« Eden Casimir Ludoslaw Nehemiah » et oui, c'est bien moi que la sage-femme appelle comme ça en me regardant avec un air dubitatif, comme quoi dès le jour de ma naissance, ma mère a commencé à me pourrir la vie, rien que dans le choix de mon prénom. Plus tard, elle me dira « ne te plains pas, si ton père ne s'était pas barré, tu t'appellerais Eden Casimir Ludoslaw Nehemiah Heavenwood Malcherkowiak … » Mais pour lors je n'ai que quelques secondes de vie à mon compteur et ma mère âgée tout juste de 19 ans me regarde comme si j'étais la pire chose au monde. Je n'ai que quelques secondes et déjà on voit dans les yeux de ma mère que jamais elle ne m'aimera, que jamais elle ne sera fière de moi, que jamais elle ne me considérera comme faisant partie de sa vie. Chez toutes les autres femmes, l'instinct maternel est, paraît-il, comme une seconde nature, quelque chose qu'elles ont en elles et qui se développe dès la naissance de leur enfant ; chez toutes les autres peut-être, mais pas chez ma mère. Je lui ai gâché la vie, alors elle se venge en gâchant la mienne. Il faut dire que lorsque l'on a 19 ans et que l'on a toujours eu des ambitions démesurées, l'arrivée d'un enfant est tout sauf un bonheur, mais ma mère a tout fait pour ou plutôt n'a rien fait pour ne pas tomber enceinte. Mon père est un homme de 22 ans l'aîné de ma mère, un petit dealer de quartier qui se prenait pour un grand homme d'affaire et qui avait réussi à faire gober à ma naïve de mère que si elle lui offrait ses charmes, il lui décrocherait un rôle dans un grand film … Car, oui, en fait, ma mère n'a pas n'importe quel sorte d'ambitions : actrice hollywoodienne, héritière de Marilyn Monroe, sur les traces d'Angelina Jolie voilà ce que ma mère voulait devenir, à tout prix, au grand dame de mes grands-parents, deux agriculteurs texans qui ont toujours voulu que leur fille unique reprenne l'exploitation. Mes grands-parents, je ne les ai jamais vu, tout comme mon père mais ça ce n'est absolument pas le problème de ma mère ; enfin, en règle général, je ne suis pas son problème. Souvent pourtant, elle parlait de son enfance texane, au milieu de la nature et des chevaux des ses parents, parfois j'avais l'impression que cela lui manquait, au fond je savais que la seule chose qui lui manquait, c'était le temps où elle était libre, avant qu'elle ne me mette au monde.

De toute façon, tout ne pouvait que mal commencer, je suis né un vendredi 13 …


Vendredi 26 mai 1995 :
« Eden Casimir Ludoslaw Nehemiah ! Tu as intérêt à avoir descendu ces escaliers dans moins de 5 secondes ! » Ma mère hurle depuis le couloir de l’entrée de l’immense maison dans laquelle nous vivons désormais, à côté d’elle se tient Harry Downey Junior, fils et petit-fils de riches hommes d’affaire, lui-même homme d’affaires dans les pas de ses parents. Il est PDG d’une grande multinationale de banques et surtout il est le propriétaire de cette magnifique demeure. Harry, c’est juste le pigeon de ma mère, en fait, celui qu’elle a réussi à faire craquer, celui qu’elle mène par le bout du nez, à qui elle peut faire céder n’importe quoi. Harry et ma mère se sont rencontrés alors que celle-ci était une fois de plus à découvert et qu’elle se rendait à sa banque, bien sûr il ne lui a pas fallu bien longtemps pour faire succomber Harry. Cela fait déjà 4 ans que ma mère a fait craqué ce riche et puissant héritier, de 10 ans son aîné. Alors, lorsque je descend les escaliers, le pas lourd et traînant, je sais déjà que ce n’est certainement pas pour recevoir des compliments, ma mère ne s’intéresse certes pas à moi mais elle met un point d’honneur à ce que je reçoive une bonne éducation pour faire parti, comme Harry, des gens de la haute société, et ce plus particulièrement depuis qu’elle l’a rencontré. Le regard glacé et déçu (plus que d’habitude encore) que me lance ma mère n’arrange rien à mes impressions. Droit comme un piquet, Harry quand à lui me regarde avec son air grave et ses sourcils froncés, il n’a jamais hésité une seule seconde à intervenir dans mon éducation (et certainement pas en ma faveur) : le fameux rôle de l’homme de la maison … Pourtant, ce soir, il s’éclipse et me laisse seul face à ma mère, dans mes petits souliers comme on dit. « Elève indiscipliné, n’hésite pas à insulter ses petits camarades, a une attitude désinvolte en classe et j’en passe. Toi qui étais calme et gentil depuis le début de l’année, dans l’institutrice ne disait que du bien, je suppose que tu as une explication pour expliquer ce brusque changement de comportement ? » A ce moment-là, j’ai rapidement repris contenance, pour moi la réponse était une évidence, et c’est tout calmement que je réponds à ma mère « de toute façon, tu t’en fiches de moi, tu ne t’aies jamais occupé de moi, tu ne me voulais même pas. Tu m’aimes pas ! » Du haut de mes 6 ans, cette phrase est sorti comme une vérité implacable, et c’est la première fois que je tiens tête à ma mère.

Mais dans les yeux de celle-ci, nul regret ne transparaît …


Vendredi 8 août 2003 :
« Eden Casimir Ludoslaw Nehemiah ! Tu comptes venir me voir un jour ou non ? » Comme à son habitude, quand ma mère est énervée, elle m’appelle par mon prénom complet, parce qu’en temps normal elle déteste le prénom Ludoslaw qui lui rappelle mon sale con de père (qui était polonais), comme elle dit et pourtant c’est bien elle qui m’a choisi ce prénom ! Mais je ne cherche même plus à la comprendre, cela fait bien longtemps que j’ai abandonné. Heureusement pour moi, cette fois ci je ne suis pas en face de ma mère pour recevoir de plein fouet les foudres de celle-ci, du coup à l’autre bout du téléphone, j’entends ma mère me ressortir son discours moralisateur selon lequel je ne suis qu’un sale enfant gâté qui n’est pas digne d’être son fils, qu’elle a honte de moi, que je ne fais aucun effort pour que nos relations s’améliorent et que nos rapports sont très conflictuels : oui, ma mère a de l’humour parfois, la preuve elle n’hésite pas à faire comme si c’était de ma faute (et accessoirement celle de ma crise d’adolescence) si nos échanges sont aussi froids et aussi peu amicaux. Mais là, quand elle me sermonne une nouvelle fois au téléphone, je ne l’écoute pas, comme à l’accoutumé. Et si ma mère me parle au téléphone en me sommant de venir la voir, ce n’est pas parce que je n’habite plus la même maison qu’elle (à 14 ans, je ne suis pas en âge de vivre sans ma mère, même si ce n’est pas l’envie qui me manque de partir) et qu’elle veut que je vienne lui rendre une petite visite. En fait, ma mère est en ce moment à l’hôpital, depuis 2 jours mais bon pas de quoi s’inquiéter non plus, elle est loin d’être entre la vie et la mort et ce pour quoi elle est là-bas n’est pas grave du tout, enfin pour elle ce n’est pas grave, mais pour moi un peu plus. Parce que ma mère est hospitalisée en maternité, elle vient de mettre au monde ma demi-sœur Kelly Grace Downey et mon demi-frère Earl Jimmy Downey … Sauf que moi, je n’ai pas envie de les voir, pas du tout, parce que je sais déjà que ma mère les aimera vraiment, je la vois déjà, les yeux remplis d’amour, regarder ces petits êtres fragiles, je sais déjà qu’avec eux, elle développera son instinct maternel.

Ma mère, qui ne m’a jamais porté aucune attention, vient de donner naissance à mon demi-frère et ma demi-sœur ...


Vendredi 28 octobre 2005 :
« EDEN CASIMIR LUDOSLAW NEHEMIAH ! » j’entends ma mère monter les escaliers quatre à quatre et je me prépare à la tempête, assis au bord de mon lit. Elle entre dans ma chambre, elle vient d’être allée se balader avec mon demi-frère et ma demi-sœur et pourtant, elle a l’air tout sauf détendu, elle fulmine, elle voit rouge et, à ce moment précis, je suis sûre d’une chose, elle a fouillé dans ma chambre et elle a trouvé quelque chose qu’elle ne cherchait pas et que je ne voulais pas qu’elle trouve, certainement pas. « T’AS FOUILLE MA CHAMBRE ? MAIS DE QUEL DROIT T’AS FAIT CA !? » « L’attitude parfaite du coupable pris la main dans le sac … » appuyé sur le cadran de ma porte de chambre, Harry n’avait rien loupé de la scène, comme à son habitude « on t’a pas sonné toi, mêle toi de c’qui te regarde pour une fois, ça nous changerait la vie ! » « Premièrement, tu ne parles pas comme ça à Harry, deuxièmement, tu vas m’expliquer ce que c’est que ça, et vite ! » ma mère me balance un sachet. « Et bien ça, maman, c’est du cannabis tu vois. » « Ca je sais bien bougre d’andouille mais qu’est-ce que ça faisait dans ta chambre !? » le ton de ma mère commençait à monter mais j’en avais l’habitude, désormais, ça ne me faisait plus rien qu’elle s’énerve après moi « et bien c’est pour me détendre quand Harry, Kelly Grace, Earl Jimmy et toi me prenez trop la tête ! » j’ai dit cette phrase sur un ton calme et posé, détendu ; un gloussement en provenance de mon lit est venu briser le silence. Ma mère a lancé un regard glacial à la fille en mini-jupe, décolleté plongeant et maquillée de façon beaucoup trop ostentatoire qui est allongée sur mon lit, en train de mâcher un chewing-gum avec la grâce d’une vache ; après quoi elle est sortie, désabusée, de ma chambre. Je savais pertinemment que ce genre de filles ne plaisait pas, mais alors pas du tout, à ma mère, et c’est justement pour ça que je ne ramenais que des filles du même style que celle qui était sur mon lit en ce moment. Mais en fait, ce n’était pas vraiment mon genre au fond, c’est ce que j’essayais de faire croire à ma mère. N’importe quel psychologue aurait prétendu que si je me « droguais » et sortait avec des filles provocatrices c’était dans l’unique but d’attirer l’attention de ma mère, parce que j’avais manqué de tendresse, d’amour et de reconnaissance dans mon enfance. N’importe quel psychologue aurait sorti ce discours de l’enfant abandonné, à qui on n’accorde pas la moindre importance, et qui essaie de se construire tout seul.

Et vous savez quoi ? ce psychologue aurait raison …


Vendredi 16 février 2007 :
« Eden Casimir Ludoslaw Nehemiah ! Dépêche toi tu vas encore être en retard ! » Ma mère m’appelle depuis la cuisine, de ma chambre j’entends également mon demi-frère et ma demi-sœur jouer dans le salon, je termine ma dernière valise et quitte la pièce dans laquelle j’ai passé 14 ans à dormir, à faire mes devoirs et surtout à me réfugier chaque fois que ma mère me tapait un peu trop sur le système ; pour enfin faire ce dont je rêve depuis tant d’années : quitter la maison « familiale ». Je descends les escaliers quatre à quatre, dans l’entrée attende mes autres valises qu’évidemment ni Harry ni ma mère n’avaient commencé à avancer jusqu’à ma voiture qui attendait devant l’entrée. Heureusement que j’avais réussi à trouver un appartement entièrement meublé, parce que mon salaire de jeune pompier ajouté à celui de videur, le week-end, ne me permettrait certainement pas d’acheter de quoi meubler autre chose que la chambre de mon appartement et ma mère ne m’aiderait certainement pas dans ce cas-là. Je prends trois valises avec moi et les emmène en bas du perron, pour les charger dans le coffre de ma petite voiture, après quoi j’ai entreposé mes dernières affaires à l’arrière de la Ford. Pour la première fois depuis des années, je ne suis pas parti sans le dire à ma mère, depuis l’entrée de la maison de Harry, j’ai crié à ma mère « j’y vais, à un de ces quatre ‘man ! ». Après quoi, j’ai refermé derrière moi la porte de cette maison où j’avais vécu 14 années de ma vie, en ne sachant pas vraiment si je remettrai un jour les pieds ici, mais en espérant que oui, même si jamais je n’oserais me l’avouer. Je démarre le moteur de ma petite Ford en sachant qu’une nouvelle vie s’offre à moi, loin de ma mère tout en restant dans la même ville, une vie pleine de promesses, de rencontres et d’évènements pour le moins inattendus. En sortant par l’immense portail en fer forgé, je jette un dernier coup d’œil à la somptueuse demeure, tout en sachant déjà que les premiers mois seront difficiles, sans mes repères. En me dirigeant vers mon nouveau « chez moi », j’espère que ce sera aussi difficile à vivre pour ma mère, qu’elle est en train de pleurer dans ma chambre, face à mon lit désormais désert, dans lequel je ne retournerai jamais. Ce n’est pas du sadisme que de vouloir la tristesse de ma mère, c’est seulement que pour une fois, j’aimerais qu’elle ait la même réaction qu’une mère normale, qu’elle se rende compte du temps qui est passé, et que jamais elle ne m’a donné ce que j’attendais.

Mais je ne saurai jamais comment ma mère à réagi après mon départ …


Vendredi 18 novembre 2011 :
« Eden Casey ? » Au bout du fil, je reconnais la voix de mon beau-père, Harry, cela fait 4 ans désormais qu’il est sorti de ma vie, tout comme je pensais être sorti de la sienne et de celle de ma mère, et que je n’ai plus eu de nouvelles d’aucun des 4. Je dois reconnaître que je me suis fait plus facilement, et plus rapidement, que je ne l’aurais cru à ma nouvelle vie, loin de mes « proches » et que, du coup, je ne m’attendais vraiment plus à ce que l’un d’eux m’appelle. Pourtant, depuis 4 ans, je n’ai jamais changé de numéro de téléphone, j’ai changé plusieurs fois de portable, certes, mais je me suis toujours arrangé pour garder le même numéro, au cas où ma mère aurait envie de me recontacter un jour. Il est vrai que quand j’ai vu ce numéro inconnu apparaître sur l’écran, j’ai eu un petit pincement au cœur, un espoir refoulé, mais la voix d’Harry est venue gâcher mes attentes. Le ton qu’il a, au téléphone, me rend nerveux pourtant, ni énervé ni déçu comme il l’a si souvent été par le passé : épuisé, désabusé, mélancolique, inquiet même ; aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais entendu Harry avoir la voix qui déraille autant. De plus en plus nerveux, j’ai écouté ce qu’il avait à me dire sans jamais l’interrompre, et j’ai raccroché après un simple « merci, au revoir ». Je me suis assis, ensuite, sur mon canapé, vidé, voilà exactement comment je me sentais à ce moment précis, et je ne m’étais jamais senti aussi mal, aussi impuissant, aussi inutile de toute ma vie, pourtant j’avais déjà ressenti ces impressions, et bien plus d’une fois. Mais là, c’était comme si une part de moi c’était envolé à tout jamais. La tête entre les mains, j’ai pleuré, d’abord en silence puis à grand renfort de sanglots : je n’avais plus pleuré comme ça depuis mes 6 ans, depuis le jour où j’avais réussi à dire à ma mère ce que je pensais, qu’elle ne m’aimait pas. Je passais désormais mes journées (et mes nuits) à secourir les autres, à venir en aide à ceux qui ont tout perdu, mais à ce moment précis j’étais incapable de savoir ce qu’il me fallait, incapable de réussir à maîtriser les souvenirs qui passaient en boucle dans ma tête, souvenirs de mon enfance enfouie, qu’Harry avait réveillé. Je n’avais jamais remarqué aucun signe chez ma mère, qui aurait pu laisser croire à ceci. Mais, selon mon beau-père, c’était quelque chose que l’on ne pouvait pas prévoir, qui arrivait comme cela, d’un seul coup … Harry vient de téléphoner pour m’apprendre que ma mère était internée, depuis plusieurs mois, dans un établissement psychiatrique, parce qu’elle était schizophrène, mais la vraie raison pour laquelle Harry venait de me téléphoner, c’est parce que ma mère a réussi, cette nuit-même, alors que j’étais en train de m’occuper de personnes dans la rue, à mettre fin à ces jours. Voilà, ma mère était folle, et au fond de moi je l’ai toujours su, mais je n’ai jamais voulu me l’avouer. Maintenant c’est une évidence, et vient de se donner la mort en laissant à la charge d’Harry les deux enfants qu’ils ont eu ensemble, âgé de tout juste de 8 ans. Le soir même, je verrai ma mère pour la dernière fois, avant de lui rendre un dernier hommage, le lendemain.

Je n’aiderai certainement pas Harry, pourtant il n’a pas mérité ce qui lui arrive ...


Vendredi 10 février 2012 :
Cela fait presque 3 mois désormais que je sais que ma mère ne rattrapera jamais toutes ces années qu’elle a perdu à me détester, cette année j’ai fêté mon premier anniversaire depuis la morte de ma mère, même si elle ne me l’avait jamais souhaité, enfin plus depuis mes 6 ans, dernier anniversaire où j’ai eu un cadeau, après quoi j’ai commencé à la décevoir. Je sais que les gens qui m’entourent me voient comme une personne solide, déterminé, indépendante, non-influençable ; mais aussi comme quelqu’un d’orgueilleux, de cachotier, d’aigri, d’intolérant et de susceptible. Il est vrai que je mène de front ma carrière en ne négligeant pas mon épanouissement personnel et ce sans jamais me plaindre de quoi que ce soit, il est vrai aussi qu’aucun de mes amis ne m’a jamais vu abandonné quoi que ce soit ni mener une relation durable, et qu’aucun d’eux ne sait que ma mère est morte sans ne m’avoir jamais donné la moindre preuve d’amour. Mais personne ne sait que c’est une façade, que derrière le mec extraverti, fêtard et sans attache se cache un jeune homme sensible, blessé au plus profond de son orgueil et à qui il a toujours manqué le plus important : l’amour d’une mère. Au fond, personne ne sait qui je suis vraiment, personne ne me connait dans les recoins les plus sombres de ma personnalité, personne ne sait ce qui me fait avancé chaque jour depuis ma naissance.

Personne, pas même moi …